RECOMPOSITIONS URBAINES DANS LES VILLES ALGERIENNES.  CAS DE SKIKDA

التحولات العمرانية في المدن الجزائرية. دراسة حالة مدينة سكيكدة

URBAN RECONFIGURATIONS IN ALGERIAN CITIES. THE CASE OF SKIKDA

FENCHOUCH Alla-Eddine1

1 Enseignant-chercheur à École Polytechnique d’Architecture et d’Urbanisme d’Alger, Algérie

fenchouchallaeddine@gmail.com

Résumé :

Ce travail est issu d’une thèse de doctorat en urbanisme intitulée « recompositions de la centralité dans la ville de Skikda : fonctions, pratiques et représentations. ».En effet, depuis une dizaine d’années au moins, les villes algériennes assistent à des recompositions urbaines qui donnent lieu à de nouvelles centralités. Sur la base d’un travail empirique, nous avons cherché à montrer les conditions et les mécanismes qui ont favorisé l’émergence de centralités, les acteurs impliqués, et les changements socio-économiques.

Mots-clefs :

Skikda, recompositions urbaines, centralités émergentes, centre-ville, acteurs, activités marchandes 

Abstract :

This work is the result of a doctoral thesis in urban planning entitled « Recompositions of centrality in the city of Skikda: functions, practices and representations. « .Indeed, for at least ten years, Algerian cities have witnessed urban recompositions which are giving rise to new centralities.  Based on empirical work, we have sought to show the conditions and mechanisms that have favored the emergence of centralities, the actors involved, and socio-economic changes.

Keywords :

Skikda, urban recompositions, emerging centralities, city center, actors, market activities

INTRODUCTION

Parmi les dynamiques qui travaillent actuellement les villes algériennes, nous avons choisi de nous intéresser à l’ensemble des recompositions urbaines qui sont révélatrices des changements profonds qui affectent l’organisation interne des villes. En s’inscrivant dans la sphère des études urbaines, cette recherche a pour ambition de participer dans les réflexions qui portent sur la fabrication de l’urbain dans le Monde Arabe et Méditerranéen en général. Partant du terrain de Skikda – ville secondaire qui met au jour une série de transformations urbaines, transformations qui embarquent une dimension économique, sociale et spatiale-, cette recherche a pour objet l’étude des processus de recomposition urbaine selon une approche socio-spatiale et morphologique. Dans cette perspective se posent quatre questions essentielles : celle se rapportant aux conditions et mécanismes qui ont favorisé l’émergence de nouvelles centralités ; celle des acteurs en jeux et leurs stratégies d’agir sur l’espace ; celle des effets sur le centre historique, celle des changements socio-économiques et des pratiques socio-spatiales. Une hypothèse principale a guidé notre réflexion :le hiatus entre ce qui est planifié et ce qui est pratiqué s’impose comme étant un catalyseur décisif qui réa

*ctive sans cesse les mutations des villes algériennes et qui empêche l’émergence d’une ville cohérente. D’un point de vue méthodologique, nous nous sommes basés essentiellement sur des investigations empiriques : relevés de terrain effectués dans le premier trimestre de 2017, enquête spar questionnaires semi-ouverts auprès de 120 habitants et 300 commerçants, complétées par une vingtaine d’entretiens semi-directifs réalisés avec des acteurs économiques privés. Ces investigations ont été complétées non seulement par une analyse des dispositifs d’aménagement, mais également par des lectures morphologiques et des tests statistiques. 

DECALAGE ENTRE LA PRATIQUE ET LA PLANIFICATION : CATALYSEUR FONDAMENTAL QUI REACTIVE CONSTAMMENT LE DESORDRE DANS LA VILLE

De nombreux chercheurs se sont intéressés à poser des questions méthodologiques et structurelles sur les mécanismes récents de la fabrique urbaine dans le Monde Arabe et Méditerranéen. Il ressort de la plupart de leurs recherches deux réalités importantes ; d’une part, les politiques publiques montrent une inadaptation croissante pour répondre aux attentes des habitants/usagers ; d’autre part, les acteurs décisionnels éprouvent autant de difficultés à maîtriser les dynamiques socio-spatiales actuelles, se contentant à mettre en exergue des solutions abstraites qui s’avèrent incapable de saisir finement la complexité de la réalité sociale. De ce fait, une des questions régulièrement posées, depuis une dizaine d’années au moins, est de savoir comment des espaces « discrets » -c’est-à-dire ceux évoluant dans l’ignorance des acteurs décisionnels – ou des espaces caractérisés à leur début par un discrédit socialement partagé, sont devenus des vecteurs importants de centralités, de sociabilité et d’urbanité. Dans ces conditions, interroger et comprendre les modes de la fabrication urbaine suppose qu’on soit attentif non seulement à l’amalgame des acteurs décisionnels, mais également à tous les acteurs ordinaires qui participent d’une manière concrète à la dynamique urbaine (Signoles, 1999 et2010).Ces recherches mettent en débat les mécanismes de « micro-production » de l’espace ainsi que les« compétences sociales », c’est-à-dire leur capacité de dynamisation dans la production des ajustements spatiales et organisationnelles pour s’adapter- en fonction des opportunités – aux prototypes spatiaux que proposent les acteurs décisionnels (Berry-Chikhaoui et Deboulet, 2002 ; Semmoud, 2009, Stadnicki, 2009 ; Lakehal, 2013). En d’autres termes, l’idée est de chercher comment les pratiques émanant des acteurs ordinaires participent à la fabrication de la ville et, de surcroit, dans quelle mesure ces pratiques sont prises en considération par les acteurs décisionnels[1] ?

DYNAMIQUES MARCHANDES : FORCES MOTRICES DES TRANSFORMATIONS URBAINES

Selon de nombreux auteurs, l’analyse de la dimension marchande constitue la clef pour comprendre ce que deviennent les espaces urbains en termes organisationnel et fonctionnel (Metton, 2001 ; Soumagne, 2013 ; Desse et Lestrade [dir.], 2016). À ce titre, nos données empiriques ont constitué notre première source d’analyse. Nous avons exploité d’une manière combinée les données de nos relevés de terrain (effectué dans le premier trimestre de 2017) et les résultats de nos enquêtes auprès des commerçants. D’une part, l’exploitation des données issues des relevés de terrain se donne justement pour définir les localisations marchandes jusqu’à l’échelle de la rue, voire de la parcelle. D’autre part, essayer de comprendre les logiques d’action des commerçants nous a permis conduit à pousser plus loin notre analyse, pour dépasser le stade descriptif des faits.

À partir des années 2000, sous l’impulsion des commerçants originaires de la wilaya de Skikda et, dans une moindre mesure, d’autres villes algériennes, l’étendue de l’offre commerciale a suivi le rythme d’agrandissement de son aire urbaine. Aujourd’hui, le centre-ville ne détient plus le monopole des activités commerciales. Preuve en est que le commerce dans cette entité historique représente 34,13 %. Dès lors, le péricentre a contesté la dominance du centre-ville. Nous assistons, de ce fait, à un redéploiement de l’offre commerciale dans le péricentre et la périphérie, au sein desquels une multi-spécialisation commerciale marque l’appareil commercial qui s’y installe. Cette dynamique nous semble participer à l’émergence d’un ensemble de centralités marchandes qui pèsent aujourd’hui dans la hiérarchie intra-urbaine, en se montrant structurées grossièrement selon une forme axiale.

ORGANISATION SPATIALE MULTICENTRIQUE ET NOUVELLES FORMES MARCHANDES A LA CONQUETE DE L’AUREOLE PERICENTRALE

Nous nous appuyons sur nos investigations empiriques pour dire que Skikda fait l’objet d’une organisation multicentrique. Dans les faits, ce qui importe est que, sous l’impulsion des acteurs privés, les dynamiques commerciales à Skikda donnent lieu à un nouveau centre attaché au centre colonial, comme le confirment également les habitants et les commerçants enquêtés. Il s’agit des Allées du 20 août qui s’est transformé d’un espace de passage à un espace d’ancrage. Par sa situation au centre géographique de Skikda, ses nouvelles formes marchandes très vives et ses commerces de luxe, ce quartier s’est affirmé face au centre-ville et stimule une restructuration profonde de la centralité à Skikda (Figure 1). En addition à cela, d’autres s’associent aux Allées du 20 août, en tentant de s’adapter aux nouveaux modes de consommation de la société algérienne, pour renforcer les atouts du secteur péricentral. Ces quartiers font l’objet d’une série de reconquêtes spatiales donnant lieu à de nouvelles formes marchandes – initiées par des commerçants individuels, des entrepreneurs immobiliers …-, et de nouveaux cadres d’urbanité. Par ailleurs, les stratégies des acteurs économiques se révèlent déterminantes en ce qu’elles amènent à des reconfigurations urbaines quantitatives et qualitatives, ce qui a suscité des rapports créatifs entre commerces et espaces publics. Il n’est reste pas moins que cette vivacité spatiale du secteur péricentral a donné lieu à des situations conflictuelles autour des réappropriations des espaces non balisés ; sinon délaissés, dans une finalité commerciale, réappropriations détournées à ce que dictent les outils règlementaires (Fenchouch et Tamine, 2019a)

Figure 1. Structure commerciale de la ville de Skikda[2]

En addition à cela, l’analyse des pratiques sociales confirme la structure multicentrique de la ville. En effet, les transformations récentes du système de la centralité de Skikda mettent au jour de nouveaux rapports à la ville, dans la mesure où la centralité ne se définit pas simplement par le centre colonial. Dans ces conditions, la majorité des habitants enquêtés déclare qu’elle effectue des déplacements surtout partagés. Cette réalité suppose une relation de concurrence qui se noue entre les espaces commerciaux de la ville. À partir des réponses à la question « comment s’effectuent vos déplacements d’achat dans la ville ? », nous s’apercevons vite cette relation de concurrence, qui doit beaucoup à la pénétration de nouveaux modes de consommations.

LE CENTRE-VILLE : ESPACE DE REFERENCE MAJEUR MALGRE SA CRISE MORPHOLOGIQUE ET FONCTIONNELLE 

D’une manière générale, l’émergence de nouvelles centralités urbaines, qu’elles soient spontanées ou programmées, a fait du centre-ville un objet de débat important parmi les chercheurs pour juger si son fonctionnement serait perturbé sous l’effet de la concurrence avec les centralités émergentes (Chevalier et Peyon, 1994 ; Bourdin, 2003 ; Chaline, 2007). Dans ce sens, nombreux sont les spécialistes de l’urbain qui se mettent d’accord sur la perte partielle de l’attractivité du centre-ville au profit des centralités secondaires émergentes. Néanmoins, le centre-ville demeure résistant et caractérisé autant par son capital symbolique que par ses formes diverses de sociabilités. Mais cette résistance est conditionnée par sa capacité à se transformer ; à se réinventer et à assurer une potentialité d’interaction sociale. Pour le centre-ville de Skikda, il ressort que celui-ci souffre de plusieurs handicaps : handicaps aussi bien morphologiques que sociaux et fonctionnels. Nous avons fait état dans un premier temps de l’échec des politiques d’intervention (Fenchouch, 2019, p 184). Ce constat est d’autant plus affirmé que, en effet, les interventions sur la réhabilitation du centre-ville Skikda, y compris les plus récentes, ont le plus souvent fait l’objet d’interventions superficielles sans que l’on puisse espérer y effectuer que de quelques réparations légères, et sans se préoccuper effectivement des problèmes socio-économiques. Dans un second temps, nous avons mis en exergue comment le centre-ville se défait de certaines de ses fonctions ; principalement, résidentielles et commerciales.D’une part, faut-il préciser que le taux de la vacance résidentielle a atteint plus de 20 % en 2018. Ce chiffre prend de plus en plus une mesure grandissante, étant donné que plusieurs opérations de déménagements ont eu lieu depuis 2018 (risque d’effondrement). D’autre part, l’alerte peut être lancée pour le processus de désaffectation commerciale. En effet, le taux de la vacance commercial (21 %) risquerait d’être amplifié à court terme, en raison de l’absence d’une politique urbaine anticipatrice, de la concurrence avec le secteur péricentral et de la dégradation morphologique du centre-ville. En effet, cette désaffectation ne doit toutefois pas masquer le fait que le centre-ville conserve une vivacité commerciale très importante (Figure 2).

Sur le plan symbolique, et dans les discours courants des habitants, il est fréquent, voire banal – nous pourrions multiplier les témoignages – de distinguer le centre-ville des autres quartiers dans la ville de Skikda. En effet, le mot « L’Bled» sort régulièrement de la bouche des personnes enquêtées pour marquer cette entité historique. Cela signifie que les habitants maîtrisent les limites de celle-ci, au sens où ils ont l’impression d’y atteindre un niveau d’urbanité plus ou moins supérieur par rapport aux autres lieux dans la ville. Cette symbolisation langagière du centre-ville résonne dans le langage courant des habitants de la plupart des villes algériennes. En plus, parmi les éléments qui reflètent la dimension symbolique du centre-ville et qui trouvent un écho dans l’imaginaire du public ; la Porte de Constantine, appelée communément Bab K’santina. Cette dernière occupe une place primordiale dans les représentations des habitants. En effet, bien qu’elle n’existe plus après l’effondrement de la muraille, elle persiste dans la mémoire des habitants et dans celle des commerçants, comme en témoignent d’ailleurs les différentes fresques dessinées sur plusieurs boutiques. L’observation des pratiques des habitants dans l’espace qui l’entoure met en lumière, même en partie, ce que Stadnicki (2006) appelle, à propos de Sanaa (Yémen), « effet porte», c’est-à-dire un lieu d’échange social et marchand diversifié, qui trouve son origine dans l’histoire de la ville.

Figure 2: Répartition et typologie des activités marchandes dans le centre-ville de Skikda

CONCLUSION :

L’intérêt de cette recherche est de rendre compte des espaces dans lesquels la ville tend à se recomposer. À cet égard, dès que l’on observe les paramètres de ces recompositions, force est de constater que ces processus de recompositions trouvent leur fondement à partir du hiatus de plus en plus abyssal entre ce qui est conçu et ce qui est pratiqué. En effet, ces recompositions, initiées par des acteurs ordinaires, ont lieu dans des quartiers initialement résidentiels et ont permis de donner toute une vitalité à des quartiers qui ont été à leur début laissés à l’écart. Nous y observons un tournement croissant vers de nouvelles formes marchandes qui transforment, et ce encore aujourd’hui, l’aspect des quartiers. Ces formes marchandes sont l’œuvre non seulement des commerçants individuels, mais également et surtout des entrepreneurs immobiliers qui cherchent la survie de leurs entreprises après avoir subi la peine de la politique d’austérité économique de l’État algérien (Fenchouch et Tamine, 2019b). Au sein de ces dynamiques, le centre-ville conserve son attractivité en resserrant davantage sur quelques fonctions.

La complexité du fait urbain contemporain s’affirme de plus en plus à partir de la pluralité des acteurs impliqués dans la fabrication urbaine. Néanmoins, nous rappelons que notre recherche n’a pas visé une lecture approfondie de la centralité par les acteurs décisionnels. Dans ce cas, nous pensons que le fait d’approfondir les représentations de la centralité à l’égard des acteurs décisionnels devrait nous permettre de mieux comprendre le dysfonctionnement de la centralité effective.

BIBLIOGRAPHIE

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