(Re) Penser la question des bidonvilles et la poser dans son contexte
Le traitement de la question des bidonvilles en Algérie est parti en 1962, à l’Indépendance, d’un constat et d’une analyse. Le constat était que de nombreux Algériens vivaient dans des conditions insupportables c’est-à-dire en gourbis à la campagne et dans des baraquements de tôles (ce qui leur donnait leur nom) dépourvus des moindres bases de confort et d’hygiène, dans les villes. L’analyse qui en était faite spécifiait que cela résultait du processus de dépossession entrepris par la colonisation de peuplement[1].
Progressivement, tout au long de ces soixante années ces analyses, ont laissé, avec d’abord la force du courant développementiste, dit « socialiste » place à des constant formels se focalisant soit sur les aspects statistiques (nombre d’habitants à reloger ou de constructions « à éradiquer ») ou des discours les « statuts » politiques et juridiques des habitants, et des constructions. Tout cela aussi au nom d’une sociologie « utilitaire » « au service du développement » et non pas une sociologie autonome, créatrice de ses propres catégories d’analyse.
Cet affadissement des analyses pour ne pas dire leur perversion est arrivé en raison des changements politiques profonds dans la situation en Algérie, non seulement du point de vue des doctrines passant de l’apologie du socialisme à celle de l’ultralibéralisme, mais aussi de changement des couches dominantes qui ont accédé au Pouvoir économique et politique.
En effet la question de la résorption des bidonvilles, dans les Programme politiques (programme de Tripoli de 1962 et Charte d’Alger de 1964), entendue comme séquelle de la colonisation qui les a produits, et dont il fallait comprendre et démonter les mécanismes, s’est infléchie par la suite sous les effets de deux types de facteurs.
D’une part en effet l’idée était que le Pouvoir, révolutionnaire par autodéfinition, utiliserait des moyens « justes » dans une démarche planifiée pour répondre aux besoins de citoyens, selon des grilles de réponse et des normes.
La seconde idée était qu’il fallait à tout prix enclencher la machine du développement pour créer de l’emploi et de la richesse pour élever le niveau de vie, le logement en tant que tel n’était pas une priorité absolue, mais devait être couplé à ces actions de développement[2].
Les programmes envisagés dès 1974 (deuxième Plan quadriennal 74-77), dirigés vers le logements des actifs, cadres et techniciens notamment, avec la perspective d’atteindre « 100000 logements par an »,a connu un début de mise en œuvre avec la création d’un ministère dédié en 1977.
Tous les efforts ont alors été dirigés par les performances de l’appareil de production, les techniques et les procédés, les formes de programmation. La vision qualitative que voulait préfigurer le concept de ZHUN, en 1976[3], qui associait logements, équipements et viabilisation, a rapidement perdu de son importance au profit d’une vision quantitative, sectorielle.
La politique vis-vis de ce qu’on a commencé à dénommer officiellement sous les vocables interchangeables de « habitat illicite »[4], « habitat précaire » « habitat informel » selon les objectifs du discours du moment, est devenue plus visible au début des années quatre-vingt.
La campagne d’éradication de nombreux bidonvilles à Alger, et de renvoi de leurs habitants dans les différentes wilayas dont étaient issues les familles, selon le recensement sommaire fait à cet effet, depuis parfois deux générations, en a été l’illustration.
Elle avait suivi une campagne au cours de laquelle le discours compatissant quant aux « conditions de promiscuité » « d’entassement » « des mauvaises conditions d’hygiène » s’est transformé, y compris dans des campagnes de presse et à la télévision, en discours stigmatisant des habitants des bidonvilles, désignés comme « envahisseurs » et incapables d’assimiler une « culture urbaine ».
Les habitants sont passés de l’état de « victimes du colonialisme » à une forme de parasites ingrats qui avaient abandonné l’agriculture (le travail de la « Terre ») pour s’agglutiner en ville
La prévalence progressive de ce type d’approche a non seulement fait balancer une grande partie des écrits d’universitaires vers des descriptions formelles sur la base de catégories prélevées dans le discours politique dominant, mais aussi vers l’utilisation des catégories de la stigmatisation.
Les sciences sociales ont donc fini, subrepticement, par adopter le vocabulaire des techniciens du secteur de la construction et son adossement politique, sans distanciation et sans chercher eux-mêmes des angles d’analyses appropriés pour pouvoir rendre compte des nouvelles pratiques tant des acteurs publics que, en réaction, des acteurs privés
Cette attitude, a eu pour résultat de faire cesser d’observer les actions, pourtant bien visibles, d’adaptation des familles au virage vers l’ultralibéralisme du début des années quatre-vingt[5], et de perdre de vue les analyses de la question des phénomènes de survie et de reproduction sociale des familles et plus largement des acteurs sociaux[6].
Cela aurait permis aux sciences sociales de s’emparer de la question de l’apparition des nouvelles formes d’habitat de différents standings : les lotissements de qualité surnommés « Dallas » un peu partout, les quartiers de « villas/ateliers » rejetés dans le « sac » globalisant d’anarchique, les nouveaux bidonvilles (nouveaux matériaux) toutes formes visibles en expansion révélatives de dynamiques puissantes et généralisées.
En symétrie, il aurait fallu analyser les modes de réponse de l’Etat, ses réponses de masse, ses créations de « pôles » sous-équipés éloignés des centres et leurs effets, etc., pour mesurer leurs implications urbanistiques et sociales sur les villes d’une part et sur le sort des habitants d’autre part.
Il n’est plus possible pourtant, ne serait-ce que face à l’ampleur observable et au renouvellement permanent des formes architecturales et/ou urbaines, à leur dynamique inépuisable, de se dispenser de la réflexion sur les outils de la compréhension et de l’analyse, ouvrant ainsi sur la possibilité de production d’analyses scientifiques autonomes par rapport au champ idéologique dominant.
En ce jour, la remise au centre des préoccupations des acteurs sociaux des stratégies familiales des survies, de reproduction et même d’ascension sociale est au cœur non seulement de la question de la démocratie comme cadre de gouvernance, mais aussi de tout le renouvellement des approches en urbanisme (nouveaux paradigmes).
[1] Eléments largement développés dans : Rachid Sidi Boumedine, 2015, « Betonvilles contre bidonvilles. Cent ans de bidonvilles à Alger » Ed APIC, Alger,
[2] Une bonne partie des programmes à partir de 1974 a été destinée à des secteurs de l’administration (enseignants, services de sécurité, administrations centrales.)ou lié à des créations d’usines, entre autres
[3] Les Zones d’Habitat Urbaines Nouvelles étaient créées dès que le programme de logement atteignait 1000 logements.la ZHUN, viabilisée, comportait tous les équipements de base, réalisés en même temps. Dans les faits, cela n’a pas toujours été le cas
[4] Voir la critique de ces notions dans Rachid Sidi Boumedine « Contribution à une problématique de 1`habitat illicite en Algérie » – communication au séminaire sur l’habitat illicite dans les pays arabes. IGAT. ORAN. 8‑10 Décembre 1987.
[5] CF Rachid Sidi Boumedine « Les usages sociaux du cadre bâti. Esquisse d’une problématique », communication aux 1ères Journées de psychologie, avril 1985, Publié in Revue Algérienne de Psychologie et des Sciences de l’Éducation ‑ n°2 Mai 1986 (1 ère partie) et 3 Avril 1987 (2ème partie). OPU. Alger.
[6] Cf Rachid Sidi Boumedine « Stratégies de groupe et survie en Algérie ». Communication au Colloque « Stratégie des groupes sociaux victimes de la globalisation de l’économie ». Centre, de recherche sur le Développement, Neuchâtel 12‑14 janvier 1995.